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A l'ombre des samplers en fleurs
24 août 2020

A L'ETUDE: L'INVENTION DE LA MYTHOLOGIE

Aujourd'hui comme autrefois, chacun croit savoir qu'il n'est aucun peuple dont l'histoire ne commence par des fables ou avec la mythologie.

Le mythe a pour nous l'autorité d'un fait naturel. Et en matière de mythologie, chacun se sent plus ou moins chez soi, sans être contraint de choisir entre des histoires fascinantes ou merveilleuses et des façons de penser qui ne sont pas nécessairement les nôtres. Qu'importe au lecteur de mythes que le père Lafitau, en 1724, y dénonce des "idées charnelles"? En quoi se sentirait-il concerné par le jugement d'un jésuite relisant Plutarque au milieu des Hurons, sinon peut-être que tout ce divin poétique et fabuleux nous a donné tant d'agrément, de plaisir voluptueux, confessait Lévy-Bruhl en 1935, que nous l'avons laissé, au milieu de si vives Lumières, exercer sur nous pour ainsi dire tout son ancien empire, nous qui sommes vieux de quatre ou cinq siècles de mémoire et familiers de si vastes bibliothèques imaginaires? En fait, l'animal symbolique ou l'homme imaginant qui se cherche et se reconnaît dans les receuils de mythes, indigènes ou exotiques, n'est jamais étranger aux interprétations, tantôt intuitives, tantôt sophistiquées, qu'évoquent à son oreille des collecteurs sans prétention ou des mythologies réputés savants.

Depuis le XVIIIe siècle ce qui relevait alors du domaine de la fable, héros et dieux d'Ovide, chemine avec un discours de type herméneutique, des idées sur l'origine des fables, des manières d'expliquer les tracés du Panthéon ou pourquoi les Grecs de Plutarque et d'Homère se racontaient de semblables histoires.

La mythologie, quelle voix y entendre? Quelle pensée y découvrir? Est-ce un langage, le premier langage, celui d'une humanité dans l'enfance? La naïveté de l'ignorance ou la parole originelle? Le chant de la Terre ou la tragédie de la Nature? Le discours de sociétés primitives ou archaïques sur elles-mêmes? Est-ce le phénomène religieux supérieur, celui qui donne aux autres efficace et signification et dont les garants, au pays indo-européen de Dumézil, sont de graves administrateurs de la mémoire et de la pensée collectives? Ou bien une philosophie de nourrice, selon le mot de Tylor, Père fondateur de l'anthropologie?

Et y a-t-il une pensée mythique où toutes les formes de la culture sont comme vêtues et enveloppées de quelque figure issue du mythe? Ce type de pensée universelle comme l'esprit humain engendre-t-il indéfiniment de nouveaux récits selon les règles de transformation, dénombrables et sans défaut? Serait-ce la terre natale où la pensée philosophique prend conscience d'elle-même à mesure qu'elle réussit à s'en abstraire et à devenir conceptuelle?

Exige-t-elle une foi robuste? est-elle sauvage ou cultivée? Ou les deux? Décrit-elle le surnaturel? Vient-elle légitimer? Est-elle inconsciente, obligatoire, fondamentale sous l'apparence trompeuse du plaisir qu'elel déclenche dans l'imaginaire? Une ignorance mimant la profondeur ou l'essentiel qui s'ignore?

 

En pareil domaine, peut-être fallait-il choisir entre deux voies: ou bien penser la mythologie à coups de marteau, ou bien travailler en théoricien de "l'esprit humain", hors l'histoire et les généalogies abandonnées aux amateurs d'héraldique. Le parcours ici tracé, à chacun de le juger parmi d'autres possibles ou nécessaires.

Avec au départ un léger trouble: Claude Lévi-Strauss fondait l'entreprise des Mythologiques, une genèse de la pensée, sur l'évidence qu'un mythe est perçu comme mythe par tout lecteur dans le monde entier; et dans le même temps Georges Dumézil, publiant à l'aube de sa troisième vie Mythe et épopée, avouait qu'il n'avait jamais compris la différence entre un conte et un mythe. De quoi inciter un lecteur de "mythes" grecs à repenser la mythologie plutôt que de contineur à la raconter en jouissant de la complicité, ancienne et toujours reconduite, entre les Grecs et nous, les insulaires de l'Occident et de sa culture.

D'où vient ce savoir si flou que le même mot, celui de mythologie, désigne à la fois les pratiques narratives, les récits connus de tous, et les dicours interprétatifs qui en parlent sur le mode et avec le ton d'une science depuis le milieu du XIXe siècle? Pour quelle raison parler de la mythologie est-ce toujours, plus ou moins explicitement, parler grec ou depuis la Grèce?

 

Il ne s'agissait pas de réécrire l'Origine des fables, deux siècles et demi après Fontenelle, mais de penser une enquête sous la forme d'une histoire généalogique qui va des Grecs à Lévi-Strauss, et, réciproquement, de Lévi-Strauss aux Grecs. Autrement dit, c'était d'abord déconstruire la forme conceptuelle d'un savoir en apparence immédiat et légitime, en repérant les étranges procédures mises en oeuvre de Xénophane, le philosophe des commencements, à Fr.-Max Müller, inventeur de la mythologie comparée, et de l'historien Thucydide à l'anthropologue Tylor, également si confiants en leur nouveau savoir. Ensuite, c'était, en se demandant si la mythologie grecque est plus fiable que celel de nos savants, de découvrir que sa figure hétérogène, dessinée par des gestes d'exclusion, par des attitudes de scandale, depuis les premiers penseurs de la Grèce archaïque jusqu'aux héritiers des mythologues modernes, s'inventait lentement, diversement, entre les chemins de la mémoire et les tracés de l'écriture. Une archéologie du mythe invitait à conclure que la mythologie, incontestablement, cela existe, au moins depuis que Platon l'invente à sa manière; mais sans pour autant qu'elle dispose d'un territoire autonome ou désigne une forme de pensée universelle dont l'essence pure attendrait son philosophe.

Autres avancées: que le mythe est un genre introuvable, en Grèce et ailleurs; que la Science des mythes de Cassirer et de Lévi-Strauss est impuissante à définir son objet, et pour de bonnes raisons. N'avons-nous pas vécu, hier, l'illusion extrême que l'analyse structurale des mythes commence avec les Grecs pensant leur propre mythologie sur le mode de l'interprétation conceptuelle, ou encore que la pensée mythique en sa maturité accède, ici et là, à des logiques de formes, en se dépassant elle-même?

A coup sûr, il n'est pas question de prendre le deuil de tant d'ahistoires inoubliables, moins encore de priver qui que ce soit du droit de trouver sa mythologie où bon lui semble. C'est sur la légitimité d'uen science des mythes que nous sommes interrogé, autant que sur notre imaginaire et son inventivité entre les Grecs et nous, dans une histoire promise à un devenir dérisoire.

"Plus je deviens solitaire, plus j'aime les histoires, les mythes" (AristoteFr 668, éd. Rose)

Aveu d'un jour qu'il serait pédant de reprocher au théoricien de la Poétique, si étranger à ce que nous appelons la mythologie qu'il réservait le mot mythe à l'intrique bien faite, à l'histoire bien nouée par son inventeur. sans doute faut-il davantage penser au Aristote visionnaire plutôt qu'au Aristote vieux poupon, le visionnaire étant convaincu donc que les civilisations ont été sans nombre, et que, dans la nuit du Temps, des commencements en ont oublié d'autres, que toutes les inventions ont été trouvées une infinité de fois (Métaphysique, XII, 8, 1074 b 10-12 par exemple), et qu'enfin, de tant de cheminements effacés, subsistent seuls, fossiles ou vestiges, quelques proverbes, souvenirs d'anciennes sagesses, venus jusqu'à nous grâce à leur brièveté et leur justesse.

Pensées minérales où l'oeil écoute une rumeur sans âge; pierres de mémoire, sans doute plus précieuses en mythologie que les fantaisies d'hermès, la geste d'Asdiwal ou la mort de Ryangombe.

Et sans doute pour sauver la mythologie s'agit-il d'évoquer de manière implicite, l'égale inventivité de la mémoire et de l'oubli. Les brumes d'un voyage en terre méconnue n'excusent pas le manque de rigueur. L'oubli et la mémoire ont-ils vraiment vécu en parfaite union, aussi naturellement que Philémon et Baucis? Est-ce seulement aujourd'hui qu'est devenue si vive, si présente "la lutte de la mémoire et de l'oubli" dont parle Milan Kundera dans Le Livre du rire et de l'oubli, depuis que sont multipliées les sociétés ou les historiens sont enfin devenus des fonctionnaires et des bureaucrates officiels ;-), et où le combat contre le pouvoir, le vrai, le totalitaire, fait se dresser dans la nuit, des femmes et des hommes, répétant contre tout espoir les paroles de leurs morts privés d'écriture, de la plus matérielle, ou les vers fugitifs mais inoubliables des poètes interdits et assassinés?

Il n'y a pas de paradis ni pour la mémoire ni pour l'oubli. Rien que le travail de l'une et de l'autre, et des modes de travail qui ont une histoire.

Une histoire à faire.

(Marcel Detienne, Il était une fois in L'invention de la mythologie, notes du 24 août 2020)

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